Anse Marlet – Qui de la roussette ou de l'œuf…
Direction le Frioul en ce premier matin du mois d’août.
Mistral modéré, houle d’ouest en formation. Il faut un brin d’acharnement — ou simplement l’envie de croire à sa chance — pour tenter une mise à l’eau à la pointe de Marlet. Mais ici, l’effort est souvent récompensé : c’est un de ces coins discrets où l’on peut croiser une scène rare, presque irréelle, que seule la mer sait offrir.
La ville de Marseille a bien fait les choses : une bouée d’amarrage est installée pour les bateaux de plongée. Nous nous y amarrons, heureux de pouvoir limiter notre impact sur les fonds que nous aimons tant.
Au-dessus de nous, les martinets noirs entament leurs ballets stridents. Ils sont chez eux, ici. C’est leur falaise, leur nidification, leur saison. Prenons le temps de les observer car le départ pour leurs quartiers d'hiver est pour très bientôt. Leur agitation aérienne semble nous dire qu’ils préféreraient qu’on passe notre chemin. Pas d’inquiétude, petits piafs : on ne veut rien à votre descendance, ce qui nous attire est sous la surface.
Les palanquées s’équipent et glissent à l’eau. Certains ont leur appareil photo ou leur caméra en bandoulière, d’autres seulement les yeux grands ouverts. Mais tous, sans exception, descendent avec le même espoir : être émerveillés.
Et l'émerveillement prendra pour moi, ici, la forme de petits sacs de collagène en exposition au rayon gorgones.
Sacs de vie au rayon gorgones
C’est un peu plus bas que se trouve le graal du jour.
J’hésite toujours à donner l’emplacement exact de ces spots magiques. L’humain, trop souvent, considère la nature comme un terrain de jeu ou de conquête et se donne le droit de tuer, de saccager le vivant, pour son seul plaisir. Heureusement, il en reste pour qui tout ça semble inconcevable. Voici pour eux :
📍 Amarrage : 43° 15' 41.26'' N, 5° 17' 13.92'' E
Source : SHOM |
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Source des données : SHOM |
🗺️ Plan de la promenade : petit tombant longeant à l'Est de la pointe, orientation nord-est sud-ouest
Le relief accueille de superbes gorgones pourpres. Elles ont souffert, comme tant d’autres, des coups de chaud successifs, mais elles tiennent encore. Pourvu que ça dure. Pourvu que nos enfants puissent encore les voir danser au courant dans quelques années.
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Photo vraiment pas terrible, mais, on l'a dit, les gorgones n'étaient pas l'objectif du jour ... |
Oui, là, au détour d’un rocher, des œufs de grande roussette.
La mécanique du miracle
On en observera une demi-douzaine. C’est déjà beau. Une femelle peut pondre jusqu’à une centaine d’œufs par saison, alors on ose espérer qu’il existe d’autres lieux comme celui-ci.
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Lors de la ponte, la femelle rase le fond. Deux filaments sortent de son ventre, trouvent un support — une branche, une algue, un relief — et l’œuf est expulsé. Il s’accroche, puis s’enroule sur lui-même à l’aide de ses filaments, solidement ancré.
Il faut prendre beaucoup de précautions pour les photographier car ces cocons sont robustes, mais ils doivent tenir jusqu’à 285 jours pour permettre au petit requin de se développer, comme nous l'apprend la fiche Doris. Un exploit biologique en suspension.
Détail utile pour les curieux : Les œufs que nous avons observés mesuraient une bonne dizaine de centimètres, voire plus, ce qui laisse peu de doute : il s’agit très probablement d’œufs de grande roussette (Scyliorhinus stellaris). Ceux de la petite roussette (Scyliorhinus canicula) sont plus petits, généralement autour de 4 à 5 cm de long, avec une forme un peu plus fine. En Méditerranée, les deux espèces coexistent, mais la taille de la capsule reste un bon indice pour les distinguer in situ.

Par transparence, on peut apercevoir l’embryon bouger : un futur petit requin qui forge ses muscles, son corps tout entier pour être prêt le jour de sa sortie. Car à sa naissance, aucun parent ne l’attendra.
Et la nature ne lui accorde qu’une seule chance.
Tout le reste n’est qu’imaginaire.
Ils sont là. Mais on ne les verra pas.
Ces œufs sont la promesse silencieuse d’une présence : celle des roussettes adultes. Elles vivent là, tapies dans les creux, invisibles le jour. Bien peu de plongeurs peuvent dire en avoir croisé une en Méditerranée.
Ce jour-là, nous ne verrons que les œufs. Pas de squale, pas de silhouette furtive. Mais la certitude de leur passage récent suffit. On plonge ici dans leur trace.
Une autre règle de la nature, moins visible mais tout aussi fondamentale, agit à un niveau plus global : celle de l’équilibre entre les espèces. Elle limite naturellement la prolifération de certaines au détriment d’autres. Pour le dire simplement, à notre échelle de compréhension humaine, on pourrait imaginer une équation intuitive : la progéniture remplace les géniteurs. Deux adultes engendrent deux descendants — pas cent.
Ce principe, aussi dur qu’il puisse sembler, repose sur un constat universel : tous ne survivront pas.
Et ici, cela se voit. Certaines capsules sont vides, d’autres sont percées ou ternies. Seules les plus solides, les mieux placées, iront au bout. Les autres, peut-être malformées ou victimes d’un choc, seront rapidement colonisées de l’extérieur, puis dépouillées de l’intérieur. Rien n’est perdu pour autant : ces œufs, riches en protéines, offrent leur contenu au biotope environnant. Ils nourrissent le cycle, même s’ils n’en franchissent pas toutes les étapes.
Remonter avec la mémoire pleine
Notre temps est compté. Il faut quitter ce théâtre difficile d'accès. Les paliers s’accumulent, la surface nous attend. L’interminable intervalle de surface va recommencer. Pourvu qu’il soit le plus court possible.
Ce que nous emportons avec nous, c’est plus qu’une image. C’est un fragment de mystère, une promesse de retour, une leçon de patience.
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